La fantasy est-elle uniquement une affaire d'hommes blancs ? Entre schémas récurrents et manque diversité à l'écran, le genre est à un tournant.

Trahison et “wokisme”. Au nom de la préservation des classiques de la fantasy, de nombreux spectateurs appellent au boycott des séries House of the Dragon et Le Seigneur des Anneaux : Les Anneaux de Pouvoir. Les deux productions, parmi les plus attendues de cette rentrée 2022, sont fustigées pour leurs choix de casting, notamment concernant la présence d’acteurs racisés au cœur de leurs univers d’inspirations médiévales. La fantasy doit-elle se réinventer à l’écran et sur le papier ?

Les stéréotypes ont la peau dure

En 1954, J.R.R Tolkien façonnait un genre qui s’imposera plus tard comme l’un des plus populaires de la littérature contemporaine. Celui qui est considéré comme le père fondateur de la Fantasy moderne – même si on retrouve de premiers écrits du genre au 19e siècle – a ouvert la voie à de nombreux écrivains qui se sont inspirés de ses ouvrages pour explorer de nouvelles intrigues et des quêtes épiques.

Depuis, des schémas récurrents se sont imposés dans l’imaginaire de ces auteurs, des archétypes que l’on retrouve presque continuellement. C’est particulièrement le cas de protagonistes qui peuplent ces épopées magiques. Sorte de relecture des mythes et légendes arthuriennes, le héros dans son sens le plus strict se retrouve confronté à une tâche ardue qui mettra en branle toutes ses convictions et pour laquelle il va risquer sa vie.

Des capes, des épées, l’empreinte de l’Europe médiévale est évidente. On a ainsi tendance à souvent penser la fantasy sous ce prisme, un Moyen Âge revisité où des dragons et des magiciens millénaires viennent sauver le monde d’un petit tour de magie.

Physiquement, du moins dans les adaptations qui nous ont été données de voir au cinéma, ce héros prend souvent l’apparence d’un homme blanc dans la fleur de l’âge. Frodon chez Peter Jackson ou encore Harry Potter chez Chris Columbus, si les différences sont nombreuses on retrouve un schéma qui se répète.

À vrai dire, sur le grand écran, il est presque impossible de parler d’un récit fantasy ayant pour personnage principal un héros ou une héroïne non caucasien. Pourtant, la fantasy sur le papier ne se limite pas aux frontières du vieux continent, les inspirations sont diverses.

Une mosaïque d’inspirations

Que ce soit chez Tolkien, C.S Lewis ou encore George R.R. Martin, le Moyen Âge fait figure de toile de fond pour bien des récits de fantasy. La plupart du temps, c’est l’Europe qui est privilégiée, sans doute parce que la plupart des auteurs ont évolué sur le vieux continent.

Tolkien ne s’en cache d’ailleurs pas, c’était un auteur très ancré dans un territoire selon Vincent Ferré, Professeur de littérature à l’Université Sorbonne Nouvelle et traducteur. “Il était très conscient de son ancrage géographique, il se sentait anglais et était fasciné par la langue médiévale de la région où il avait vécu enfant ; il était attentif au lien entre la langue, le lieu, la culture. La Terre du Milieu c’est notre Europe dans un contexte imaginaire, celle qui aurait existé il y a des milliers d’années. Néanmoins, il y a des allusions à d’autres lieux du monde comme Valinor et Numenor. La Terre du Milieu n’est qu’un des décors de la saga”

Selon Justine Breton, maître de conférences en littérature française à l’université de Reims, la fantasy repose aussi et surtout sur l’idée d’une Europe médiévale fantasmée.

“C’est une image très largement répandue malheureusement, on a parfois l’idée que le Moyen Âge est une période limitée à l’Europe occidentale, ce qui n’est pas le cas. C’est déjà réduire une période de mille ans à une seule conception, en plus si on considère les différences entre ce qui est aujourd’hui le nord de l’Angleterre, le sud de la France ou le sud de l’Italie on a des coutumes et des pratiques extrêmement différentes. Il y avait aussi beaucoup de migrations, ça brasse beaucoup de cultures donc ce n’est pas surprenant au Moyen Âge et quelle que soit la période, de voir des personnes non blanches dans les rues, on a des commerçants et des personnes qui vont s’élever dans la société et avoir des fonctions importantes.”

Crédits : HBO

L’acteur Steve Toussaint avait d’ailleurs vivement répondu aux critiques adressées à la série et à son personnage Lord Velaryon. Alors que des spectateurs reprochaient le choix d’un acteur noir pour incarner un noble, il avait confié au Guardian :

“Quand on m’a annoncé dans le rôle de Corlys Velaryon, l’une des premières choses que j’ai vue c’est ma photo à côté de celle du personnage illustré. Je me suis dit ‘Oh je comprends. Quand nous étions des criminels, des pirates ou des esclaves dans les autres séries vous étiez d’accord avec ça mais quand ce gars est l’un des plus riches et un noble, maintenant vous avez un problème.”

Il ajoute dans une autre interview : “Ils sont contents de voir un dragon qui vole. Ils sont contents de voir des cheveux blancs et des yeux violets. Mais un noir riche ? C’est au-delà de ce qu’ils peuvent accepter.”

Même son de cloche pour la série Le Seigneur des Anneaux : Les Anneaux de Pouvoir, où Ismael Cruz Cordova a dû faire face à une vague de commentaires et de messages racistes. Pour endiguer le phénomène, Prime Video avait d’ailleurs adopté une stratégie particulière au moment de la sortie de la série. La plateforme avait appliqué un filtre sur les notes et critiques laissées dans son interface, en se laissant 72 heures pour vérifier chacun d’entre eux et ainsi supprimer ceux qui comportait des propos haineux.

Pour Justine Breton, on accorde peu d’importance à ces questions de couleur de peau au Moyen Âge, le curseur étant plutôt placé du côté de la religion. La présence de personnages issus de la diversité dans des séries du genre n’a donc rien d’étonnant. C’est d’autant plus vrai lorsque l’on connaît le véritable objectif des écrivains et des scénaristes d’œuvre du genre.

Raconter notre monde contemporain

Malgré ses inspirations clairement venues d’un autre temps, la Fantasy sert aussi et surtout à raconter notre monde contemporain. Tolkien l’a d’ailleurs fait, en abordant ses traumatismes de l’après-guerre et de la révolution industrielle. On a qualifié à plusieurs reprises son récit d’allégorie de la Seconde Guerre mondiale et de la bombe atomique, à tort selon Vincent Ferré.

“Il a été catastrophé [par ces rapprochements avec la Seconde Guerre mondiale] car si l’ouvrage a été publié en 1954-1955, Tolkien a commencé à y travailler dès 1937, donc bien avant. En réalité, le monde dans lequel se déroule Le Seigneur des Anneaux a été imaginé à partir de 1916, dans les premières histoires du futur Silmarillion” Il explique que l’ouvrage qui constitue le point de départ de la saga, Le Livre des contes perdus, dispose de scènes de bataille et d’affrontements qui font très clairement référence à la guerre mécanique comme Tolkien l’a connue.

“Il a voulu représenter dans Le Seigneur des Anneaux l’horreur de la guerre. Chez Tolkien, c’est vraiment une destruction totale, une folie. Le récit naît aussi dans le souvenir de la désolation qu’il a éprouvée face à l’industrialisation.”

Un message écologique qui se veut le reflet de la contemporanéité de son auteur. Des années plus tard, il continue de résonner avec les spectateurs et les lecteurs. Pour autant, pour permettre à l’œuvre d’évoluer, les scénaristes n’hésitent pas à prendre des libertés pour répondre aux attentes du vingt et unième siècle.

Le Seigneur des anneaux Crédits : Prime Video

Rappelons d’ailleurs que la série, à la différence des films de Peter Jackson, ne repose pas directement sur les écrits de Tolkien. Prime Video a librement adapté certains passages qui mentionnent le Second Âge. Il s’agit donc ici plus d’une invention à partir du travail de Tolkien qu’une véritable adaptation.

En ce sens, la série a décidé de transformer le personnage de Galadriel pour qu’elle prenne part à l’action. Même son de cloche chez House of the Dragon où l’accent a été mis sur le féminisme. Des membres des équipes ont d’ailleurs demandé à plusieurs reprises que le curseur soit placé plus haut, comme avec la scène de l’accouchement du premier épisode.  La série a aussi appris de ses erreurs en coulisses, en prenant soin de ménager ses actrices et de limiter la nudité de celles-ci.

Coordinateurs d’intimité, réalisatrices, House of the Dragon est consciente que la série Game of Thrones a posé problème à de nombreuses reprises sur le traitement de ses personnages féminins, et entend s’écarter de ces schémas. C’est particulièrement vrai dans l’épisode 4 de la série, qui met en scène Rhaenyra et Daemon dans un établissement peu fréquentable. Plus tard, lorsque la jeune princesse invitera Ser Criston Cole dans sa chambre, là encore les acteurs et la réalisatrice ont mis un point d’honneur à miser sur le réalisme. Ce moment est particulièrement important dans le parcours de la jeune femme,s’écarter de la figure de l’ingénue était donc crucial.

On peut aussi mentionner La Roue du Temps, qui avec son sous texte éminemment féministe, avait aussi fait le choix de la diversité pour son casting. Une manière pour les studios de s’adresser au plus grand nombre. La série avait aussi mis en scène une histoire d’amour entre deux protagonistes féminins, fait assez rare dans le genre.

Un choix commercial mais nécessaire

Inclure des acteurs issus de la diversité est en effet une manière pour les plateformes SVOD de conquérir plusieurs marchés. Alors que les séries s’exportent à l’international, les géants de la SVOD pensent leurs productions pour une diffusion à grande échelle. Avoir une grande diversité d’acteurs permet ainsi à un plus grand nombre de s’identifier. Une démarche évidemment motivée par l’envie de s’imposer dans tous les foyers.

Pour autant, elle est essentielle pour faire avancer la question de la représentation. Selon le baromètre du CSA de l’année 2017, 83% des personnes indexées étaient “perçues comme blanches”.

Dans la fiction, cette représentation des minorités visibles continue ainsi d’être assez anecdotique. C’est d’autant plus important d’offrir à ces minorités des rôles importants dans les récits audiovisuels, qu’elles sont souvent cantonnés à des rôles caricaturaux. Pour les plateformes SVOD et les studios, recruter des acteurs de tous horizons c’est aussi l’occasion d’élargir les champs de la fantasy.

La série Shadow and Bone avait d’ailleurs largement convaincu la critique par sa singularité. L’œuvre écrite par Leigh Bardugo convoque une imagerie slave ou russe, et va même piocher dans le folklore chinois.

Crédits : Netflix

Sur le papier, le rayon jeunesse est particulièrement prolifique. Une nouvelle génération d’auteurs émerge et remplit les rayons des librairies avec des récits nourris par notre monde contemporain mais aussi par les classiques du genre. C’est le cas de la Passeuse de Mots qui puise sa source dans certains films comme ceux de Guillermo del Toro ou encore Tim Burton. Les auteurs Jennifer et Alric Twice ne s’en cachent d’ailleurs pas, leurs récits sont forgés avec les œuvres qu’ils ont croisées au fil de leur existence. “Nous avons beaucoup de références ! Les Disney, le côté sanglant mais très esthétique de l’approche cinématographique du récit chez nos réalisateurs préférés, les livres comme Harry Potter pour les valeurs véhiculées ou Le Seigneur des Anneaux pour la grande quête initiatique.”

Pour eux, c’est aussi une occasion d’aborder un sujet qui leur est cher : l’hypersensibilité. “Puisque c’est un vécu quotidien, on a voulu partager notre expérience à travers l’héroïne de notre saga. L’hypersensibilité est une forme de magie et c’est ce que nous avons voulu transmettre.”

Quoi qu’il en soit, la fantasy a encore beaucoup à nous offrir sur le papier et ou les écrans. Le genre est loin d’avoir dit son dernier mot, et il continue de muer en fonction des attentes des spectateurs et lecteurs. On n’a pas résisté à l’envie de vous partager quelques recommandations littéraires et cinématographiques.

Cinéma et séries

  • The Green Knight sur Amazon Prime Video
  • Shadow and Bone : la saga Grisha sur Netflix
  • La Roue du Temps sur Prime Video
  • Merlin sur Canal+
  • His Dark Materials sur OCS
  • Galavant en VOD
  • Willow sur Disney+

Livres

  • L’Arpenteuse de Rêves d’Estelle Faye
  • La Passeuse de Mots de A.J Twice
  • La Passe-Miroir de Christelle Dabos
  • Terremer d’Ursula K. Le Guin
  • La Ville Sans Vent de Éléonore Devillepoix
  • Skandar et le vol de la licorne de A.F Steadman

Découvrir Le Seigneur des Anneaux sur Amazon Prime Video